05 May 2024 Radios et réseaux sociaux, des réponses aux besoins d’interactions sociales des jeunes
Sébastien Nègre
La famille, les amis, l’école, le travail, les loisirs constituent autant d’espaces essentiels pour les interactions sociales des jeunes.1 Partout dans le monde, les médias et les réseaux sociaux permettent, eux aussi, aux jeunes de s’exprimer, s’informer, partager leurs préoccupations, poser leurs questions, se familiariser avec d’autres expériences… Autant d’interactions permettant d’appartenir à un groupe (une communauté).
En France, 80% des jeunes utilisent les réseaux sociaux pour échanger avec leurs amis, 60% pour suivre les actualités et 40% pour trouver des informations utiles.2
Au Mali, la “vieille” radio joue toujours le rôle de média de première importance, mais doit pourtant s’adapter aux jeunes publics. Il y a l’incontournable WhatsApp (et ses populaires groupes de discussion, combinant vocaux, vidéos, images, textes, liens), le classique et (déjà) vieillissant Facebook, sans oublier le jeune et (déjà) incontournable TikTok. Puisque ces réseaux permettent aux jeunes d’échanger sans passer par les radios jugées “vieillottes”, beaucoup de radios locales s’inspirent des nombreuses Web TV et de leurs interactions à l’antenne et hors antenne.
Pourtant, des professionnels des médias alertent ! De la capitale Bamako, jusqu’aux villages isolés, les comptes qui rassemblent ne sont pas forcément ceux de la radio, mais directement ceux des jeunes animateurs.trices et journalistes, plus ou moins “stars”. La plupart n’ont pas été formé.e.s aux usages et aux risques des réseaux sociaux. En méconnaissant la loi sur la cybercriminalité, ils s’exposent à des poursuites judiciaires. En diffusant des informations fausses ou incomplètes, ils induisent les jeunes publics en erreur et les rendent vulnérables au harcèlement.
Dans le pays voisin, le Burkina Faso, la réalité médiatique a changé au point que des radios locales (Basnéré, Voix des lacs, etc.) sont formées par Radios Rurales Internationales à l’usage de WhatsApp et Facebook comme outils d’interaction des émissions, mais aussi à la diffusion d’audios WhatsApp directement à l’antenne.
Dans d’autres contextes, le besoin d’interactions sociales des jeunes rejoint des besoins culturels essentiels. Au Canada, la revitalisation des langues et des cultures des Premières Nations, des Inuits et des Métis passe notamment par les émissions radio autochtones où « les publics fournissent leur rétroaction aux animateurs.trices de l’émission par le biais des médias sociaux. »3 En effet, “nous voyons bien souvent ces plateformes comme de simples outils, constate le Professeur Jeffrey Ansloos,4 mais il convient davantage d’y voir de véritables espaces où les gens interagissent et entretiennent de vraies relations sociales. » En 2019, ses recherches montrent que « les jeunes Autochtones ont créé des communautés Twitter fort dynamiques sur la revitalisation des langues autochtones. »5
Autre constat : les jeunes qui interagissent peuvent aussi être… des professionnels de la communication. En Asie, journalistes et animateurs.trices radio décrivent l’utilité professionnelle des réseaux sociaux qui « ne requièrent pas nécessairement une éducation formelle. Je peux facilement utiliser ces plateformes, » décrit Kajal Komal de Radio Sagor Giri (Bangladesh). Selon l’AMARC Asie-Pacifique,6 les réseaux sociaux permettent aussi de s’adresser aux responsables issus des générations précédentes. « Lorsque nous informons nos politiciens sur des problèmes, ils nous écoutent souvent et prennent des décisions, » constate Suraj Pratap Narayana Mishra de Radio Mayur (Inde). Les interactions entre jeunes permettent également « de transmettre directement les questions de la communauté. C’est grâce aux réseaux sociaux que j’apprends à connaître les problèmes cachés de la société, ce qui m’aide à produire mes émissions radio, » souligne Sabita Teli de Radio Kapilvastu (Népal).
Les interactions en ligne et entre jeunes rejoignent donc souvent une demande profonde de changements sociaux et politiques. En Tunisie, les immenses manifestations, composées majoritairement de jeunes, ont permis la « révolution Facebook » de 2011. Dix ans plus tard, dans un contexte de réduction des libertés fondamentales, Facebook reste incontournable, mais TikTok a fait son apparition.7
Communautés nationales et internationales interconnectées
Partout dans le monde, en dehors de tout lien avec un média « traditionnel », directement sur YouTube, Instagram, Snapchat, VK, Telegram, des journalistes, des « producteurs.trices de contenu », des « influceurs.euses » rassemblent des jeunes autour de « communautés ».
« Au Mexique, au Brésil et ailleurs, les jeunes court-circuitent les institutions culturelles héritées du monde ancien pour se faire producteurs autonomes, » décrit l’anthropologue Néstor García Canclini.8 « Par des mouvements de protestation en ligne, les jeunes font un usage intensif des réseaux sociaux pour s’informer et coopérer en créant des communautés nationales et internationales interconnectées. »
Sans surprise, le tableau comporte aussi ses zones d’ombre. Tandis que la radio demeure un média accessible (faible coût, alphabétisme facultatif, émissions en langues locales, informations en temps réel, nombreuses interactions), les réseaux sociaux peuvent rejoindre des critiques adressées traditionnellement à la presse écrite et à la télévision. En créant des obstacles liés au niveau de vie, au degré d’étude, au genre, à la langue et à beaucoup d’autres types de marginalisation, les réseaux sociaux creusent les inégalités d’accès à l’information et aux interactions.
Par ailleurs, il est connu que la documentation a explosé ces dernières années sur les liens entre mauvais usages des réseaux sociaux et santé mentale des jeunes (anxiété, dépression, cyber-harcèlement dont les filles sont plus victimes que les garçons, etc.).
Autres conséquences sociales néfastes, en Chine. Alors que les médias sociaux (WeChat, Weibo, Douyin, Youku, etc.) « rendent les connexions plus fréquentes et plus faciles »9 pour les 90,000,000 de jeunes et que les diffusions en direct (« streaming ») constituaient « parfois la seule source d’interaction sociale »10 pendant les confinements du Covid 19, le terme « shekong » (phobie sociale) est devenu « de plus en plus populaire auprès des jeunes sur les réseaux sociaux chinois, dont beaucoup ont peur des interactions sociales dans la vie réelle. »11
Les risques liés aux fausses nouvelles (« fake news ») et à la santé mentale rappellent donc l’immense devoir de responsabilité qui incombe aux Etats et aux entreprises. Ces acteurs devraient fournir des espaces numériques sains et sûrs, permettant des interactions bénéfiques et constructives.
Quel que soit le contexte, le besoin d’interactions sociales des jeunes sur les réseaux sociaux se retrouve plus que jamais au cœur du champ médiatique. En 2023, WhatsApp ne faisait même pas partie du Top 10 des plateformes utilisées selon 314 responsables de média de 56 pays. En 2024, pour le contenu et l’interaction, WhatsApp et TikTok représentent désormais leurs deux réseaux sociaux prioritaires.12
Notes
1. Sont « jeunes » les personnes âgés de 15 à 24 ans (ONU).
2. « Enquête sur les pratiques des jeunes Français âgés de 16 et 25 ans sur les réseaux sociaux », Diplomeo et BDM (HelloWork), 2023.
3. « À cœur ouvert – La radio autochtone au Canada », Commission canadienne pour l’UNESCO, 2019.
4. Jeffrey Ansloos, de la Nation crie de Fisher River, Professeur agrégé de santé autochtone et de politique sociale, Institut d’études pédagogiques de l’Ontario, Université de Toronto.
5. « Using Twitter to support Indigenous cultural revitalization and youth well-being », Social Sciences and Humanities Research Council (SSHRC), Canada, 2019.
6. « Youth Social Media Experience Survey », AMARC Asia-Pacific, 2024.
7. « Quand TikTok sert de relais aux protestations en Tunisie », Nawaat, 2021.
8. « Villes et réseaux : les jeunes changent la donne », Problèmes d’Amérique latine, 2017.
9. « Interaction and Communication of Chinese Teenagers on WeChat Social Media », Runyan Tian, Atlantis Press, 2022.
10. « La Chine durcit l’accès aux streams pour les plus jeunes », Le Monde, 2022.
11. « Most young Chinese say they struggle to make connections as ‘social phobia’ becomes new buzzword », South China Morning Post, 2023.
12. « Journalism, media, and technology trends and predictions 2024 », Reuters Institute, 2024.
Sébastien Nègre travaille depuis 23 ans dans le domaine de la radio, des médias et du développement. Franco-Canadien, il est actuellement Chef d’équipe des métiers radio à Radios Rurales Internationales. Il a travaillé pour l’UNESCO, l’AMARC, la Deutsche Welle Akademie et pour des organisations représentatives des médias. Il a également travaillé comme journaliste, rédacteur en chef et directeur d’antenne pour des radios nationales et locales, entre autres au Mali, au Maroc, en Tunisie, au Canada et en France, et comme formateur notamment au Burkina Faso, Guinée et Liban. Ses expertises sont centrées autour du développement des médias, la SBCC (Communication pour le Changement Social et Comportemental), la formation, la coordination d’équipe (direction d’antenne, chef d’équipe), le journalisme (rédaction en chef, reportage, présentation) et l’EMI (Education aux Médias et à l’Information). Convaincu par l’impact social des médias et des TIC comme acteurs de changement, passionné par les besoins d’interaction des publics, actif dans les complémentarités entre la radio et les autres supports, il croit fondamentaux le pluralisme des médias et la diversité au sein des médias.
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